Ces démarches présentent un immense problème sociétal aux conséquences psychologiques potentiellement nuisibles.
On sent comme un petit souci de nuance. | engin akyurt via Unsplash
L’expression met dans le même sac incivilités vulgaires et viols aggravés. Et ce n’est pas normal.
Par Bérengère Viennot
Début juillet dans la ville de Saint-Denis, des femmes archéologues travaillant en plein soleil, donc en débardeur, sur un chantier, accroupies ou à genoux, ont été la cible de ce qu’il est convenu désormais de qualifier de harcèlement: propos grivois et insultes de la part d’hommes, et remarques sexistes de la part de femmes jugeant qu’elles n’étaient pas à leur place.
Inutile de s’ébaubir du fait qu’en 2023 on en soit encore là: les humains étant ce qu’ils sont, les comportements sexistes ne sont pas près de disparaître. Bon nombre de sociétés ont beaucoup évolué bien sûr, mais elles restent éminemment perfectibles. En France, on peut se féliciter que l’époque où la normalisation du sexisme était d’une absolue banalité soit dépassée.
Aujourd’hui il reste des beaufs, il reste des crétins sexistes, il reste des harceleurs, des frotteurs et autres mâles convaincus qu’une femme est là pour leur bon plaisir, il reste des femmes qui érigent la pudeur en valeur absolue au point de houspiller publiquement celles qui leur semblent en manquer, mais ces personnes ne bénéficient plus de l’indulgence de toute une société estimant que la femme est inférieure à l’homme.
L’éducation, nerf de la guerre
J’ai personnellement fréquenté une femme qui n’avait pas le droit de voter, de travailler sans l’accord de son mari, de gagner de l’argent et de le mettre à la banque seule, d’avorter, de prendre la pilule, de se faire inséminer pour faire des enfants toute seule ou avec une autre femme, de porter plainte en cas de viol avec l’espoir que son agresseur soit puni. Cette femme n’était pas afghane, saoudienne ou iranienne. Cette femme, c’était une Française, elle s’appelait Madeleine. C’était ma grand-mère.
Madeleine, née en 1913 dans une France institutionnellement patriarcale, est morte en 2008 dans une société qui lui accordait les mêmes droits qu’aux hommes. Que de chemin parcouru en presque un siècle. Aujourd’hui, l’égalité entre les sexes est là –sur le papier. Dans les faits et dans certains esprits, il reste encore du chemin à faire. Imaginer une société dans laquelle les femmes n’auront pas à subir le moindre affront est totalement illusoire; faire comme si on pouvait y tendre, c’est la moindre des choses pour espérer continuer de progresser.
Ces démarches présentent un immense problème sociétal aux conséquences psychologiques potentiellement nuisibles.
Le nerf de la guerre, c’est naturellement l’éducation. Apprendre aux petits garçons et aux petites filles que les échanges doivent être respectueux et les rapports physiques consentis, et qu’il n’y a pas de «rôles» sociaux prédéterminés en fonction de son sexe. Hélas, comme ont pu le remarquer les archéologues de Saint-Denis, force est de constater que cette éducation est pour le moins lacunaire.
Alors que faire quand l’éducation a échoué ou manqué? Sanctionner lorsque c’est grave et que c’est possible, et instruire les adultes qui peuvent encore l’être. C’est pour cette raison que sont de plus en plus souvent dispensées des formations de sensibilisation aux «VSS», ou «violences sexistes et sexuelles», dans les entreprises, les universités, les médias. Si ces démarches partent d’une excellente intention (dont l’enfer est pavé, comme on sait), elles présentent un immense problème sociétal aux conséquences psychologiques potentiellement nuisibles.
Erreur de casting
Les violences sexistes et sexuelles, c’est un concept qui ne devrait pas exister, c’est une erreur de casting sémantique. Juridiquement, ça n’existe pas. En droit, on parle d’agression sexuelle. Viols, agressions physiques de toutes sortes, dirigés le plus souvent contre des femmes mais dont les hommes peuvent eux aussi être victimes, sont sanctionnés par la loi et ainsi définis:
«Constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ou, dans les cas prévus par la loi, commise sur un mineur par un majeur.»
Le code pénal classe les agressions sexuelles en quatre catégories: le viol, qui est un crime; les agressions sexuelles autres que le viol, l’exhibition sexuelle et le harcèlement sexuel, qui sont des délits.
Les agressions sexuelles autres que le viol sont punies de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende. Le viol, quinze ans d’emprisonnement.
Pour ce qui est des violences sexistes, c’est un concept tout aussi flou, qui n’existe pas non plus dans le code pénal. Ce que prévoit la loi, en revanche, c’est l’outrage sexiste, qui répond à la définition suivante: «Constitue un outrage sexiste le fait […] d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante.»
Se faire emmerder dans le métro et se faire violer dans une cave, ce n’est pas le même niveau de gravité.
L’outrage sexiste, qui est une contravention, est puni d’une amende de 1.500 euros. Il peut consister en une réflexion désobligeante ou une insulte à caractère sexiste. Un outrage sexuel peut prendre la forme d’une proposition sexuelle faite à un ou une inconnu·e. Dans certains cas, il peut s’agir d’un outrage sexiste ou sexuel aggravé (s’il a lieu dans les transports publics, par exemple); ce n’est plus une contravention mais un délit, et la peine peut monter à 3.750 euros (assortie éventuellement de peines complémentaires, comme des stages de citoyenneté).
La loi fait donc bien le distinguo entre la personne qui insulte, fait un commentaire désobligeant ou une proposition dégueu hors de propos, et celle qui passe à l’acte, agresse ou viole –et c’est heureux. La bonne nouvelle, c’est que la loi prévoit une sanction pour tous les cas de figure (la mauvaise, c’est qu’il est extrêmement compliqué de la faire appliquer, notamment pour ce qui est des outrages sexistes, bien souvent impossibles à prouver).
Comment expliquer alors qu’on puisse mettre dans le même sac sémantique, avec l’expression «violences sexistes et sexuelles», ces deux types de comportements? Quelle défaite de la raison, de la logique, quel esprit tordu a décidé un jour d’inventer une expression qui amalgame le violeur susceptible de briser une vie et le tocard qui sera oublié dans les deux jours?
Banalisation
S’il est évidemment extrêmement désagréable d’être harcelée ou insultée, le psychisme de l’adulte moyen est suffisamment malléable pour ne pas en faire un traumatisme durable –même si bien entendu, la tolérance à l’agression verbale varie beaucoup d’une personne à l’autre. En revanche, il en va autrement des agressions sexuelles qui, dans la plupart des cas, nécessitent du temps, de l’énergie et des soins pour espérer un rétablissement.
Laisser entendre, en les présentant sans cesse sous le même jour, que leur gravité serait équivalente, c’est inciter les victimes d’outrages sexistes à repousser le moment où elles passeront à autre chose (non, on n’est pas traumatisée à vie par un «salope» jeté dans la rue, aussi dégradant que ce soit à vivre sur le moment) mais aussi, et surtout, c’est banaliser les agressions sexuelles, rangées au même niveau que le harcèlement de rue.
Ce n’est pas aider les victimes que de mal nommer ce qui les accable, c’est ajouter à leur contrariété ou à leur malheur.
Or se faire emmerder dans le métro et se faire violer dans une cave, ce n’est pas le même niveau de gravité. Qui vole un œuf vole un œuf, pas un bœuf, n’en déplaise à l’adage dont la plaisante sonorité cache trop souvent la totale inanité. Si tous ces comportements sont une manifestation de violence, verbale ou physique, le spectre est beaucoup trop large pour qu’il soit tolérable de les apparier et de permettre ainsi de brouiller totalement la gravité des uns et la relative bénignité des autres.
Les formations sur la prévention des VSS, telles qu’elles sont dispensées dans les entreprises, les universités ou les «cellules d’enquête» –telles qu’elles existent dans le parti EELV– gravent cet amalgame dans l’esprit collectif et contribuent à annihiler toute nuance. Jusqu’au gouvernement, qui a fait de l’égalité hommes-femmes la grande cause du quinquennat (youpi), et explique doctement que «la lutte contre les violences sexistes et sexuelles constitue le premier pilier de cette grande cause» (raté), ce qui est à peu près aussi cohérent que de créer un mouvement qui voudrait lutter dans le même élan contre la fringale de 11h, le régime sans sel et la famine dans le monde.
Où est la nuance?
On comprend qu’il soit utile d’expliquer à certains hommes qui n’ont pas lu le manuel que faire des remarques sexistes à leurs collègues à longueur de cantine, ce n’est pas (plus) acceptable, mais en toute logique dans une formation de sensibilisation au VSS, il faudrait aussi leur rappeler que violer une femme dans un bureau ou un parking, ce n’est pas une super idée. On sent comme un petit souci de nuance.
C’est pourquoi il serait avisé d’abandonner une fois pour toutes ce malheureux sigle, «VSS», qui a en outre l’inconvénient supplémentaire de réduire des actes qui peuvent être graves à des initiales, les décrédibilisant un peu plus, et de ne plus parler de «violences sexistes et sexuelles» comme s’il s’agissait d’actes comparables.
Séparons définitivement les «outrages sexistes» des «agressions sexuelles» qu’il convient de dénoncer, toutes proportions gardées. Ce n’est pas aider les victimes que de mal nommer ce qui les accable, c’est ajouter à leur contrariété ou à leur malheur. Les femmes (et les hommes) qui en sont victimes méritent mieux qu’une bouillie sémantique qui ne sert la cause que de ceux qui espèrent en tirer un quelconque profit.
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